La Cendrillon des ondes
J’étais là, debout en face de la station de radio WXYZ, « La Cendrillon des Ondes », en train de penser à Sydney Greenstreet et à Peter Lorre, à la dinde rôtie avec sa farce, quand la limousine Cadillac qui était passée devant moi plus tôt, au moment où je rentrais à la morgue, s’est arrêtée devant moi : la portière arrière s’est ouverte doucement. La belle blonde que j’avais vue quitter la morgue était assise sur le siège arrière de la limousine.
Elle m’a fait un geste des yeux pour m’inviter à monter.
C’était un geste bleu.
Je suis monté à côté d’elle.
Elle portait un manteau de fourrure qui valait plus que tous les gens que je connaissais réunis et multipliés par deux. Elle a souri. « Quelle coïncidence, dit-elle. Nous nous sommes vus à la morgue. Le monde est petit.
— Il n’y a pas de doute, dis-je. Je suppose que vous êtes mon…
— Votre cliente, dit-elle. Vous avez un pistolet ?
— Oui, dis-je. J’en ai un.
— Bon, dit-elle. C’est très bien. Je crois que nous allons devenir amis. Très amis.
— Pourquoi vous faut-il quelqu’un avec un pistolet ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? dis-je.
— J’ai vu tous les films », dit-elle en souriant.
Elle avait des dents parfaites. Elles étaient si parfaites que de penser aux miennes ça m’a gêné. J’avais l’impression d’avoir la bouche pleine de tessons de bouteille. Sur le siège avant, au volant, il y avait le même type qui lui servait de chauffeur le matin. Il avait l’air d’avoir un cou très puissant. Il ne s’était pas retourné une seule fois depuis que j’étais monté dans la voiture. Il se contentait de regarder fixement devant lui. Son cou donnait l’impression d’être assez puissant pour ébrécher une hache.
« Vous êtes bien ?, dit la blonde riche.
— Très bien, dis-je, car j’avais déjà vu ce film-là.
— Mister Cleveland », dit-elle, en s’adressant au chauffeur qui lui répondit d’un tressaillement du cou.
La voiture s’est mise à descendre la rue en douceur.
« Où allons-nous ?, dis-je, l’air dégagé.
— A Sausalito, boire une bière », dit-elle.
Ça m’a paru bizarre.
Je m’attendais à tout sauf à ce qu’elle aime la bière.
« Cela vous étonne ?, dit-elle.
— Non, dis-je en mentant.
— Vous ne dites pas la vérité, dit-elle, en me souriant. Elle avait vraiment des dents incroyables.
— O. K., pas tout à fait », dis-je. C’était elle qui avait le fric. Moi, je voulais bien jouer à ce qu’elle voulait.
« Les gens sont toujours surpris quand je dis que j’ai envie de boire une bière. Ils se disent tout de suite que je suis une dame à boire du Champagne à cause de ma touche et de la façon dont je m’habille ; mais les apparences sont parfois trompeuses. »
Au mot « Champagne », le cou du chauffeur tressaillit violemment.
« Mister Card ?, dit-elle.
— Oh ! pardon, dis-je, en cessant de regarder le cou du chauffeur pour la regarder elle.
— Vous ne trouvez pas ?, dit-elle. Seriez-vous de ces personnes que l’allure des gens impressionne ? »
Encore une fois, c’était son fric ; et moi, j’en voulais une partie.
« Pour être franc avec vous, chère madame, je suis étonné que vous buviez de la bière.
— Appelez-moi Mademoiselle Anne, dit-elle.
— Très bien, Mademoiselle Anne ; ça m’étonne que vous préfériez la bière au Champagne. »
Un nouveau tressaillement agita violemment le cou du chauffeur.
Qu’est-ce qui se passait, nom de dieu ?
« Vous êtes un homme à Champagne ? », dit-elle ; et sitôt dit le mot « Champagne », le cou du chauffeur s’est remis à tressaillir. C’était un tressaillement qui avait l’air assez puissant pour vous briser le pouce si vous vous trouviez à lui toucher le cou au moment où il y allait de son tressaillement. Le cou de ce gars-là, fallait s’en méfier.
« Mister Card, vous m’avez entendue ?, dit-elle. Etes-vous un homme à Champagne ? Aimez-vous le Champagne ? »
Le cou partit de nouveau comme un gorille qui secoue les barreaux de sa cage.
« Non, moi, c’est le bourbon que j’aime, dis-je. De l’Old Crow avec des glaçons. »
Le cou du chauffeur cessa de tressaillir.
« Comme c’est drôle, dit-elle. Nous allons bien nous amuser tous les deux.
— Qu’est-ce que nous allons faire ?, dis-je.
— Ne vous en faites pas, dit-elle. Nous avons bien le temps. »
Le cou du chauffeur resta tranquille pendant que nous traversions San Francisco pour rejoindre le Golden Gate Bridge. Je me rendais compte que son cou était parfaitement capable de provoquer de gros ennuis. J’ai essayé d’imaginer ce qui se passerait si on faisait quelque chose qui déplaise à ce cou. Et je n’ai pas du tout apprécié ce que j’imaginais. J’allais rester dans les petits papiers du cou. Si ça ne dépendait que de moi, ce cou-là et moi allions devenir très potes.
Le cou n’aimait pas le mot « Champagne ».
J’allais faire très attention de ne pas utiliser ce mot-là à l’avenir.
Le cou aimait le mot « bourbon » : c’était donc un mot que le cou allait vachement entendre.
Mais dans quelle panade est-ce que je me fourrais, nom de dieu ?
Nous avons descendu Lombard Street en direction du Golden Gate Bridge et de la panade.